PORTRAIT

Si vous ne souhaitez pas me suivre dans mes errements sensibles

et accéder plus pragmatiquement à mon expérience professionnelle,

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Comment on devient ce que l'on est...


Du plus loin que je me souvienne - c'était peut-être dans les premiers temps de l'âge de raison -, j'ai entrevu derrière la façade du monde d'autres strates de la réalité... D'autres teintes derrière les couleurs, d'autres sens derrière les formes. Non pas un délire mystique qui m'aurait entraîné bien loin du réel, non, au contraire : je ressentais plutôt l'étrange capacité d'accéder à l'essence même des choses, devinant derrière la roche la lente sédimentation qui la constituait, voyant derrière la fleur toute l'architecture de matière souple et colorée qui - mêlée à son parfum suave - dégageait une émotion bien plus transcendante que celle rapportée par le regard des autres... un regard qui me semblait incompréhensiblement simplifié et banalisé.


La découverte de la lecture a directement contribué à amplifier cette sensibilité et ce regard, grâce à deux auteurs magnifiques qui ne m'ont jamais quitté : Marcel Aymé et Lewis Carroll. À 9 ans, je découvris Les Contes du chat perché, et à 11 ans Alice au pays des merveilles. Dès lors, il ne fallait pas s'étonner de me voir commencer à parler aux chats ou aux arbres... C'est à cette époque que j'ai amorcé mon apprentissage du dessin, passant plusieurs années au sein de cours municipaux où l'on m'inculqua toutes les bases de cet art. C'est aussi à cette période que la bande dessinée prit de plus en plus de place dans ma vie, étant fortement marqué par Franquin, Fred, la revue Métal Hurlant et les super-héros Marvel. Je n'avais que 12 ans, mais j'avais alors la certitude que ces différents éléments étaient en train de constituer ce que j'étais réellement. Je réalisai alors ma première bande dessinée qui - je m'en étonne encore aujourd'hui - faisait 100 pages en couleurs. Un drôle de truc était en train de se passer...


C'est l'art qui m'a sauvé de la médiocrité. L'art et la curiosité. À l'âge où la connerie est reine (cette adolescence minable qui nous ronge autant qu'elle nous forme), plusieurs rencontres fondamentales m'extirpèrent du bourbier. Entre 16 et 17 ans, je découvris Tom Waits, les Sex Pistols, Debussy, Van Gogh, Baudelaire, Nerval, et le cinéma américain de la première moitié du 20e siècle... Et même s'il semblait que j'étais "le jeune homme qui dessine", j'explorai avec passion l'écriture de nouvelles et de poèmes, la photographie, le théâtre ou la musique... Il fallait maintenant faire quelque chose de moi, et savoir...


Contre toute attente, je pus entamer des études artistiques à Paris, en plein Saint-Germain-des-Prés, à Rue Madame... Le rêve. Le chat de la directrice venait nous rendre visite en plein cours, je renforçai mes connaissances picturales et appris la sérigraphie, la photo, le modelage, passant de longues heures après les cours dans les autres sections de l'école : imprimerie, dorure, reliure... Un âge d'or. C'était sûr : ma place était dans la création, ma seule respiration possible. À 20 ans, je faisais ma première exposition de peinture (la plus mauvaise, mais celle où je vendis le plus...), puis j'entrepris d'autres études artistiques, de plus en plus nourri par le travail de créateurs venus de la bande dessinée (Guido Crepax, Bill Sienkiewicz, Georges Pichard, Dave Sim...), de la littérature (Louis Calaferte, Stevenson, les époux Shelley, Emily Dickinson...), du cinéma (David Lynch, Eisenstein, Kieslowski, la Hammer...) et de la musique (Iggy Pop, Léo Ferré, les musiques électroniques...). Mais il fallait maintenant se détacher de toutes ces influences...




Work in Progress


S'ensuivit une longue période aussi floue que volontaire... Je me lançai dans la réalisation d'un moyen-métrage malheureusement avorté à cause du manque de moyens... Un temps maquettiste à Charlie Hebdo, ou libraire, commençant à écrire des chroniques littéraires, je continuais d'exposer peintures et photographies, ayant pour sujet de prédilection la nature, les matières, et le corps féminin. Je rencontrai aussi Blaise Desol avec qui j'allais commencer une longue collaboration musicale d'improvisation totale... encore en cours aujourd'hui. Au milieu de ces expériences diverses, mon principal but était de devenir dessinateur de bande dessinée, et je multipliai les projets et les rendez-vous chez les éditeurs... sans trop de succès.


J'eus pourtant quelques opportunités, semblant amorcer une possible carrière... Livre pour enfants, illustrations pour Libération, Fox Kids, "La Bibliothèque Verte" et diverses publications, expositions, projets... Toujours attiré par les autres médiums artistiques, j'ai aussi réalisé photos, illustrations et bandes dessinées pour le monde du théâtre et de la danse (Jean-Claude Gallotta, Théâtre d'Evreux...). Mais les rebonds ne furent pas au rendez-vous, ni mes projets de bande dessinée acceptés. La confrontation avec le milieu de la BD fut longue et blessante, sans pour autant entamer mes convictions... ni mon envie de m'exprimer par ce magnifique art séquentiel.


Entre-temps, Antonin Artaud et Nietzsche m'avaient fait monter d'un cran dans la révolte créatrice... Un sentiment de "non-retour évolutif" se mit en place, et je sentais plus que jamais que je ne pourrais vivre autre chose que la création, quels qu'en soient les moyens ou la nature. Même si mon identité semblait définie selon le monde du dessin, je me sentais irrémédiablement plus entier au sein de l'écriture et de la musique, sans jamais désavouer pour autant mon amour de l'imago. L'écriture me portait toujours plus loin dans l'absolu de ma respiration, et l'expérience musicale entamée des années auparavant avec Blaise Desol prenait des proportions si puissantes qu'elle devint le territoire de mes aspirations les plus profondes... là où je semblais enfin atteindre mon noyau profond, accéder à ce que je suis. Mais faut-il obligatoirement choisir entre ses différentes facettes pour pouvoir exister ?




Charnières


Au milieu des années 2000, je décidai qu'il me fallait changer certaines choses (certes contraint par les refus des éditeurs et la nécessité de manger pour vivre)... J'avais commencé à écrire quelques articles sur la bande dessinée, ce qui m'avait conduit à faire la rencontre de Claude Moliterni, l'un des pionniers qui avaient participé à faire entrer la bande dessinée dans l'ère adulte dans les années 60. Créateur de la revue Phénix, de l'exposition "Bande dessinée et figuration narrative" au Musée des Arts Décoratifs du Louvre en 1967, co-créateur du Festival d'Angoulême, initiateur des premiers dictionnaires, encyclopédies et ouvrages sur la bande dessinée en France, directeur littéraire chez Dargaud de 1973 à 89, grand ami d'Hugo Pratt (qu'il aida à percer en France), ce monument vivant me fit progressivement "passer de l'autre côté".


Dès 2005, Claude Moliterni me prit comme assistant sur plusieurs projets : exposition célébrant les 100 ans de Little Nemo à Paris, ouvrage sur la bande dessinée ancienne, co-direction artistique du festival BD d'Aubenas... Dès lors, je commençai à monter des expositions, faire des conférences et écrire des textes sur la bande dessinée. Dès 2006, il m'avait invité à intégrer l'équipe de BDZoom (l'un des premiers grands sites de bande dessinée, qu'il avait créé en 2001) pour m'occuper de la section "comic books". Une place que j'ai tenue sur ce site pendant onze ans en y écrivant plusieurs centaines d'articles, ce qui m'a aussi donné l'occasion d'interviewer quelques grandes figures du monde des comics : Neil Gaiman, Dave McKean, Bryan Talbot, Scott McCloud, Frank Cho, Ben Templesmith...


J'ai finalement été le dernier compagnon d'aventures de Claude Moliterni. Décédé en janvier 2009, celui qui était devenu mon ami avait pris soin de me léguer sa documentation et ses archives personnelles, comme un message pour me passer le relais... Une stature honorifique, mais impressionnante pour mes petites épaules... Et alors que Claude souhaitait tout sauf que je sois considéré comme le "petit protégé du grand manitou" ou un "Moliterni bis", je dois pourtant faire face maintenant à cette image qu'on me plaque souvent. Mais je ne suis que moi, ayant certes eu de grandes accointances avec Claude, mais aussi des différences, celles pour lesquelles il m'appréciait, justement. Nous étions très proches et très différents, signe d'une amitié véritable. Claude m'a beaucoup apporté, au-delà de son amitié profonde. Il m'a mis le pied à l'étrier pour tenter de devenir un "spécialiste BD", me permettant de confronter ma valeur à la réalité du terrain. C'est aussi grâce à lui que, petit à petit, gagnant en légitimité, je fis la connaissance entre autres de Jean-Pierre Dionnet (dont j'ai été l'assistant durant quelque temps, de la transcription de ses scénarios au classement de ses archives), Annie Goetzinger, Mandryka, Silvina Pratt, Philippe Druillet, Philippe Bertrand, Michel Jans... certains devenant de vrais amis. Un rêve d'enfant !


Parfois par nécessité, j'ai ensuite multiplié les expériences... Après avoir été rédacteur puis rédacteur en chef adjoint du site web de la chaîne TV SyFy, graphiste-maquettiste pour une petite maison d'édition, correcteur-illustrateur-iconographe-chroniqueur culturel pour un blog de management humaniste aujourd'hui disparu, je suis devenu relecteur de comics chez différents éditeurs...




And now ?


Aujourd'hui, après plusieurs années de cette "nouvelle vie" de spécialiste BD (je n'écris plus pour BDZoom mais je chronique principalement des comics pour la revue papier Zoo depuis 2014), les différentes facettes de mon être ne se sont pas pour autant dissipées... Et si la création semble être passée au second plan, il n'en est rien, finalement. Les dessins, peintures et BD se sont raréfiés, mais l'écriture reste primordiale, et la musique tient un rôle plus que jamais important... Seul le temps fait cruellement défaut.


Musicalement, je continue - trop rarement - mon aventure musicale d'improvisation expérimentale avec Blaise Desol, notre duo s'appelant définitivement Jekyll&Hyde. Une expérience qui reste toujours aussi primordiale à mes yeux, l'espace où je me retrouve totalement... Et en 2018, j'ai eu le grand honneur que Dominique A me demande de créer et d'enregistrer deux séquences rythmiques afin qu'il compose dessus pour le CD bonus de son album Toute Latitude (Highlands et Celui que je ne dois pas croiser)... Émotion.


Je ne désespère pas de retrouver un véritable espace de création, bien qu'il faille "gagner sa vie". Et je suis toujours autant fasciné par les chats voluptueux, les vins capiteux, la poésie des arbres et des nuages... et la beauté des femmes. Je vis aujourd'hui avec la plus belle d'entre elles, ma compagne et épouse, retranchés à la campagne avec nos deux chats, vivant hors du monde en ce monde si violent...